dimanche, octobre 21, 2007

Photographie : David Claerbout à Montréal

Dans le cadre de la 10ème édition du Mois de la Photo à Montréal, le Musée des Beaux Arts de la ville a présenté, du 6 septembre au 21 octobre 2007, une exposition consacrée au photographe et vidéaste belge David Claerbout. L’exposition, qui comprenait deux photographies animées et deux installations vidéo, donnait à voir, selon le commentaire officiel (www.mbam.qc.ca) : « les différentes manières avec lesquelles Claerbout manipule le temps et le mouvement vidéographiques ».

Né en 1969 à Courtrai, David Claerbout vit et travaille à Bruxelles. Entre 1996 et 2001, ses travaux ont été présentés dans une quinzaine d'expositions, collectives ou individuelles, en Belgique, aux Pays-Bas, en Hongrie, en Espagne, en Suisse et aux Etats-Unis (New York).

Si les vidéos diffusées dans le cadre de l’exposition (Bordeaux Piece, 2004, Untitled - Le Moment - 2003), sont remarquables dans leur intention, l’expérience du temps qu’elles suggèrent se dérobe à la perception immédiate et les rend difficilement (et douloureusement) accessibles. Le propos de l’artiste s’exprime avec beaucoup plus de force dans sa série d’images mobiles et notamment dans Kindergarten Antonio Sant’Elia, 1932 (1998) et Vietnam 1967, near Duc Pho (2001), les deux œuvres extraites de cette série pour le mois de la photo et dont la puissance formelle et affective a véritablement illuminé l’exposition. A la fois émouvantes et captivantes, ces images s’articulent autour d’une réflexion sur le temps, la répétition et la fixité, mais de manière beaucoup plus directe que dans les travaux vidéographiques de l’artiste. Elles constituent en outre, et c’est là leur particularité, un commentaire sur la photographie, médium dont l’omniprésence et la juxtaposition constante aux côtés d’autres types d’image, tendent aujourd’hui à en brouiller la compréhension et l’interprétation.

Pour l’essentiel, Kindergarten Antonio Sant’Elia, 1932 consiste en une reproduction d’un cliché relativement ancien, dont l’origine n’est pas révélée mais dont une partie des éléments sont mobiles. La photo qui sert de base au dispositif représente, au moyen d’une vue en plongée et en noir et blanc, une vingtaine d’enfants, des écoliers du milieu du siècle dernier probablement, évoluant dans ce qui ressemble à un jardin ou à une cours d’école. Dans la partie centrale de l’image, le feuillage des deux arbustes se trouve animé d’un mouvement permanent, sous l’action de ce qui pourrait être une brise légère. Tel le punctum de Roland Barthes qui relègue au second plan le champ général (ou studium) d’une photographie, ces feuilles qui bougent ouvrent une brèche dans l’image et en bousculent le statut. Il ne s’agit pas d’un film et plus tout à fait d’une photographie, mais plutôt d’une image hybride, percée par un mouvement qui s’échappe de la fixité de l’instant. Deux temps coexistent dès lors dans cette représentation : d’une part l’instant à jamais dépassé dans lequel ces enfants jouent (renforcé par l’ancienneté de la photo) ; d’autre part, le temps qui passe et qui s’observe dans le mouvement monotone des feuilles.

Le principe de Vietnam 1967, near Duc Pho est quasi-identique : en utilisant une photo prise par un autre, ailleurs, en un autre temps et en l’animant partiellement par l’intermédiaire de techniques numériques, celle-ci acquiert une seconde vie… et change partiellement de statut. L’image en question représente un avion en train de s’écraser au milieu d’une nature verte et montagneuse, théâtre d’un conflit armé qu’on ne peut immédiatement nommer (le titre de l’œuvre indique qu’il s’agit de la guerre du Vietnam). Ici, ce n’est pas un élément tangible de la réalité représentée qui change, mais l’ensemble du champ chromatique. Sous l’action d’une modification progressive de l’éclairage de la photo, programmée en boucles de quelques minutes, les teintes de vert dont l’image est saturée, ternissent et finissent par s’assombrir… avant de redevenir éclatantes, presque fluorescentes. Comme dans la première œuvre le temps est ici double : l’avion est condamné à rester figé dans sa chute, dont le ciel semble le témoin, à mesure que les jours, voire les saisons, passent.

Au delà d’une réflexion sur la nature fragmentée ou relative du temps, ces deux œuvres se situent, on le voit, au confluent de deux types d’images bien identifiées (l’image fixe et l’image animée) et nous renseignent surtout sur le statut de la photographie, dont on peut dire qu’elle est et reste une image immobile. Et si l’artifice de l’animation rend incertain le statut de l’image, il n’opère que localement, de sorte que l’horizon et la structure de ces images restent indissociables de la photographie. Citons Barthes (in La Chambre Claire, page 90, 1980) : « Lorsqu’on définit la Photo comme une image immobile, cela ne veut pas dire seulement que les personnages qu’elle représente ne bougent pas ; cela veut dire qu’ils ne sortent pas : ils sont anesthésiés et fichés, comme des papillons ». Ici, bien qu’une partie de l’image perce dans le mouvement, les principaux objets qu’elle représente (l’avion, les enfants), c’est à dire ceux vers lesquels l’attention se focalise en premier lieu, restent bel et bien immobiles.

Cela étant, même s’ils ne transforment guère les deux photos d’origine en images vidéographiques, les éléments en mouvement décrits précédemment soulignent l’immobilité à laquelle l’avion et les enfants sont condamnés. Les entités que ce mouvement traverse, par leur position observable ou connotée dans le plan, sont ici les témoins du passé. En position de surplomb au-dessus des signifiés figés dans l’action et représentés dans les deux œuvres (le jeu ; la chute), le feuillage des arbustes de la première et le ciel/les cieux de la seconde, suggèrent l’idée de regard ou d’observation. L’observation de ce qui reste par ce qui passe, en somme. Ou encore le regard que porterait le film sur la photo. Dans cette relation, le mouvement est doté d’une fonction : celle de clarifier la nature de la photographie, par opposition à celle du film, en magnifiant sa fixité.

Julien Grandchamp