jeudi, février 19, 2009

Critique de film : Joy Division

Joy Division, documentaire de Grant Gee sur l’un des groupes de rock phares de Manchester, est sorti le 28 janvier dernier dans une poignée de salles. Après 24 Hour Party People (Winterbottom, 2002), qui n’accordait à Joy Division qu’un rôle accessoire, et Control, le splendide film d’Anton Corbijn (2007) centré sur la vie de Ian Curtis, le regretté chanteur, Joy Division – le film – raconte l’histoire du groupe dans ses moindres détails, de ses maladroits débuts à sa trop rapide et inattendue désintégration. Un documentaire rock appliqué, intéressant, parfois inventif, mais peut-être trop pointu et obnubilé par son matériau pour dépasser la sphère des débats d’experts et des discussions de fans.

Groupe méconnu du grand public mais jouissant d’une aura inaltérable dans le monde du rock, Joy Division est communément considéré comme le pionnier de la mouvance post-punk et a influencé une pléiade d’artistes gravitant dans les confins mélancoliques de la galaxie électro-rock, de Nine Inch Nails à The Killers. Fondé dans la grisaille anglaise des années 70, le groupe est largement célébré depuis lors pour la noire efficacité de ses mélodies et l’effarante profondeur des textes de Ian Curtis. Le génie artistique de ses musiciens et la production avant-gardiste de Martin Hannett ont bien sûr beaucoup contribué au succès du groupe, mais ce sont la personnalité, le regard habité et lumineux de Curtis et, surtout, le triste destin de ce dernier (il se suicida en mai 1980, la veille de la première tournée du quatuor en Amérique du Nord) qui firent de Joy Division une légende du rock.

Tout cela, Grant Gee le restitue méticuleusement dans son film, en bon élève. Ce qui se traduit de manière sobrement conventionnelle au travers d’un montage linéaire, richement fourni, mais pas toujours très fluide, combinant entretiens avec les membres du groupe et leur entourage, extraits de concerts, de clips et de bandes radiophoniques, bribes de notes, textes et photographies.

Il faut bien admettre que Gee fait preuve d’un respect immense pour son sujet. Il remporte l'adhésion au travers de quelques pertinentes inspirations formelles, dans sa manière d’organiser les traces et témoignages du passé notamment. Selon une approche voisine du scrapbooking, les documents viennent ainsi se juxtaposer presque tels quels à l’écran, après avoir semble-t-il surgi du noir omniprésent (le passé ? la mémoire ?) qui baigne, encadre, seconde la plupart des plans, les textes et les entretiens en particulier. Couplé à la structure mécaniquement chronologique de l’ensemble, ce rigoureux dépouillement témoigne de l'intention de Gee visant à mettre entre parenthèse l’interprétation, la mise en scène subjective des événements, pour trouver le ton juste et valoriser au mieux le propos en le dénudant. Même si la neutralité n’existe pas, l’effort est louable, et il faut saluer la densité du travail de recherches, et l’enthousiasme d’un cinéaste qui fait de son mieux pour rendre un hommage délicatement discipliné à une matière qui le fascine (et peut-être l’intimide).

Mais le respect n’exclue pas l’adoption d’une approche critique distanciée, posture nécessaire à la construction d’un discours. On sent que le réalisateur a cherché à tout montrer, tout donner, au risque de perdre en cohérence et, incidemment, de noyer son éventuel discours dans le flot documentaire ininterrompu que constitue son film. Faute de discours, celui-ci ne s’adresse donc à son public que par les documents qu’il convoie, ce qui renvoie dès lors à l’expertise dudit public, seul face à l’appréciation des éléments qui lui sont soumis. Joy Division correspond donc davantage à un film de fan qu’à un commentaire réfléchi sur l’une des œuvres musicales majeures du 20ème siècle et risque par conséquent de perdre en route (euphémisme) les spectateurs qui ne sont pas déjà complètement acquis à la « cause ». C’est ce qui le distingue d’un film biographique comme Control dont le récit universel porte avant tout sur les tourments d’un jeune homme pris en étau entre sa maladie, ses obligations d’adulte et ses aspirations. Dans Joy Division, rien d’universel hormis peut-être le trouble sincère qui transpire de certains témoignages portant sur la mort de Ian Curtis, et l’évocation de la souffrance de ce dernier, que creusèrent insidieusement les attentes d’autrui (co-équipiers, public, épouse, amante, managers, etc.).

Telle est la limite d’un film qui par ailleurs prend « la légende Joy Division » pour acquise sans questionner sa musique. Le problème étant qu’ici comme ailleurs (dans d’autres documentaires sur la musique populaire) on parle de lien social, d’ambitions, de déchéance, et trop rarement de musique et de paroles, de leurs formes et leurs significations.

C’est peut-être pour cela que les rares moments où le film de Grant Gee parle du sens de l’œuvre sont si marquants. Ainsi, si Joy Division vaut d’être vu, en dehors du plaisir que l’on peut prendre à se repaître d’ « histoires » de rock, c’est surtout pour les quelques inestimables séquences où l’amante éplorée et le patron excentrique s’accordent finalement sur la portée testamentaire des paroles de Closer (second et dernier album) ; où sont évoquées les influences littéraires de Curtis (de Ballard à Burroughs en passant par Dostoïevski) ; et où le processus de création est brièvement commenté, au travers des explorations bruitistes de Martin Hannett, des commentaires du bassiste qui n’a jamais voulu faire du rock triste et de ce petit texte expliquant qu’il n’a fallu que trois heures pour écrire Love Will Tear Us Apart, chef d’œuvre romantique instantané.

Le film, lui, dure 93 minutes et parle plus du mythe Joy Division que de sa musique. Le mythe est touchant, certes, mais la musique, elle, est déchirante de sensibilité. Pour s’en convaincre, il suffit de se glisser dans les draps glacés de leurs albums…

Julien Grandchamp