jeudi, novembre 02, 2006

Parenthèse : Caché

Apologie (tardive) d'un chef d'oeuvre.


Film d’une puissante sobriété. Choc esthétique et intellectuel. Performances d’acteurs stupéfiantes de nuances et de force. Le dernier film en date de Michael Haneke, auteur du brillant La Pianiste, propose une plongée passionnante dans un océan de possibles et d’impasses, où on entrevoit ça et là les cadavres de la conscience d'un homme résolu vaille que vaille à maîtriser son passé.

Prenant pour point de départ la découverte, par Georges, un présentateur de télévision, de mystérieuses cassettes vidéos placées sur le pas de sa porte, Caché ramène inexorablement son personnage principal (excellemment interprété par Daniel Auteuil) vers un terrible souvenir d’enfance. Ce souvenir aux multiples interprétations, c'est celui d'un acte irréparable qui précipita jadis dans la solitude du rejet le petit Majid, un enfant que les parents de Georges avaient adopté et qui partageait son foyer, son domaine intime.

C'est précisément le lent délitement de ce domaine intime que le génie formel de Haneke va agencer. L'érosion qui altère chaque aspect de la vie sociale du personnage principal s'appuie sur une narration à la fois linéaire et tridimensionnelle. Celle-ci forme une sorte de tectonique des plaques dont les mouvements sont profonds mais peu lisibles. Elle se décline en trois dimensions : celle correspondant au temps principal de la narration ; celle des vidéos qui font émerger les traces du passé de Georges ; celle de ses fantasmes et souvenirs reconstruits. La succession de brèches et de révélations qui en résultent met à nu le processus par lequel sa vie de couple, sa conscience, ses représentations et son rapport au monde vont s’entrechoquer et progressivement se disloquer.

Le talent du réalisateur autrichien irrigue chaque millimètre carré de pellicule. Il se révèle dans le jeu qu’il anime autour du statut des images et des informations permettant de les typer, posant ainsi la question de leur réalité dans la narration tout en parvenant à créer des effets de profondeurs sur la surface plane de l’écran. Il se traduit dans sa maîtrise du rythme et dans les effets d’attente qu’il produit. Il s’exprime au travers de l’impeccable mise en scène des acteurs entre eux et des acteurs dans l’espace. Et par la splendide monotonie de la photographie et l’absence totale de musique, il crée un sentiment diffus de menace et de calme.

L’ensemble de ce dispositif (et les décalages temporels et spatiaux qu’il engendre) sème le trouble dans les perceptions et la compréhension du spectateur. Il magnifie les abysses de la banalité urbaine, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à que ce que surgissent de cette mer d’huile et de cette illusion d’ordre des choses, les contours coupants et brûlants de la conscience. On sort dès lors de la léthargie pour plonger dans le chaos. En cela, les longs plans fixes d’ouverture et de fin (et l’incroyable tableau vivant dans lequel Majid se tranche la gorge), rappellent ceux de 71 Fragments d’une Chronologie du Hasard (film par ailleurs bien moins abouti que Caché et dans lequel la marche était hélas si haute et l’effet si peu facile, que le propos se diluait en une longue dépression filmée).

Caché questionne l’origine des images et des représentations du passé et ouvre de multiples réflexions sur la nature des souvenirs, sur la responsabilité et le temps. Mais surtout, il interroge les formes de la conscience : celle de l’enfant et celle de l’adulte ; celle qu’on nous attribue et celle qu’on s’attribue ; celle à laquelle on essaie d’échapper, qui se construit malgré nous et détermine nos choix. Il la personnifie par l’évocation permanente de l’auteur inaccessible des vidéos, conscience du film et conscience de Georges et explore jusqu’au bout son éclatement.

Mais même s’il traduit à la marge le moralisme profond de Haneke, le film n’apporte aucun point d’appui. L’hypnotique scène finale apporte des indices mais ne donne pas de réponses. Elle ouvre plutôt de nouvelles brèches. Le doute s’est installé, ce qui avait l’air construit est défait... Et le spectateur accuse le coup, désorienté, marqué au fer rouge par les questions que le film suscite, effrayé par la profondeur des abîmes intimes qui se sont ouverts devant lui. Mais heureux d’avoir découvert un tel joyau.

Julien Grandchamp

Aucun commentaire: