mercredi, juin 11, 2008

Peinture : Abu Ghraib selon Fernando Botero

Courant 2005, Fernando Botero réalise une série de quatre-vingt peintures et dessins consacrés aux événements de la prison Abu Ghraib. Par leur audace et leur portée politique, ces œuvres marquent un tournant dans la carrière artistique de Botero, lequel renonce, pour l’occasion, à tirer profit de son art. Si, par le passé, l’artiste s’est déjà attaqué à des sujets difficiles (la guerre du Kippour, les violences occasionnées en Colombie en raison du trafic de drogue), jamais encore il n’avait entrepris une démarche aussi systématique autour de la représentation de la souffrance.

Probablement en raison du caractère hautement sensible de l’« affaire » Abu Ghraib, les travaux dont il est question ont été largement ignorés par les institutions culturelles nord-américaines, aucun grand musée n’ayant accepté de les exposer. Même le Musée National des Beaux Arts du Québec a dû renoncer à les présenter dans le cadre de la rétrospective dédiée au peintre colombien, qui s’est déroulée du 25 janvier au 22 avril 2007 à Québec. À ce jour, seules trois expositions ont permis au public américain de les découvrir. La première s’est tenue à la Marlborough Gallery (New York) du 18 octobre au 21 novembre 2006, la seconde du 29 janvier au 25 mars 2007 à l’Université de Californie à Berkeley (Center for Latin American Studies) et la dernière du 6 novembre au 30 décembre 2007 à l’American University Museum situé à Washington.

Les œuvres de la série Abu Ghraib ont été produites suite au tourbillon médiatique qui, en 2004, avait fait découvrir au monde entier les tortures infligées à des détenus irakiens par l’armée américaine dans le cadre de l’« Operation Iraqi Freedom ». Fin avril 2004, les médias d’information « classiques » (un reportage sur CBS et un article de Seymour Hersh paru dans le New Yorker) ont été les premiers à porter ces sinistres événements à la connaissance du public. Ce sont en revanche les multiples photographies prises par les tortionnaires eux-mêmes qui, une fois diffusées et largement accessibles sur Internet, sont devenues le principal catalyseur de sens à partir duquel les opinions publiques internationales ont pu se forger (et se figer dans le dégoût).

Quel sens véhiculent ces œuvres dans un contexte où les multiples photographies prises in situ par les tortionnaires eux-mêmes ont largement inondé l’espace médiatique, supplantant ainsi les médias d’information « classiques » en tant que catalyseur de sens ? Que disent-elles et comment ? Pour tenter de répondre à ces questions nous nous attarderons principalement sur Abu Ghraib 52 et Abu Ghraib 59.

Abu Ghraib 52 met en scène un homme nu, les yeux bandés et les mains liées, assailli par trois chiens dont l’un est tenu en laisse. La main gantée située à gauche, et qui tient cette laisse, est vraisemblablement celle du bourreau anonyme qui exerce ici son pouvoir. Le gant bleu, probablement en caoutchouc, évoque un souci d’hygiène. Il y a donc risque de contamination. Deux mondes irréconciliables sont dès lors amenés à coexister dans l’image : celui de la victime totalement vulnérable, et celui du bourreau. Cette fracture entre le monde caché du pouvoir et le monde visible de la souffrance est renforcée verticalement par la place qu’occupe la main gantée relativement à celle du visage de la victime. Le visage et la main sont situés à peu près à la même hauteur, ce qui implique que le bourreau surplombe nettement sa victime, d’où son absolue domination. En complément, la présence de barreaux au second plan renvoie à l’univers carcéral. L’homme nu serait donc à la merci des sévices perpétrés par un gardien de prison. Cela ne correspond guère à l’idée que l’on peut se faire du fonctionnement habituel d’une prison dans une démocratie occidentale…

Abu Ghraib 59 joue sur la même ambiguïté. Ce que cette image raconte échappe à la représentation habituelle de ce qui peut se passer dans une prison, lieu de l’ordre par excellence. La notion d’ordre carcéral renvoie habituellement à un système de privation de liberté réglementé par la loi. Mais ce qui se joue ici ne s’accorde pas avec cette conception. Abu Ghraib 59 se distingue par l’évocation d’un anéantissement non seulement physique mais également identitaire. À la botte qui frappe la tête de l’homme nu couché sur le sol, s’ajoute ainsi un jet, probablement d’urine, projeté sur lui par le supposé gardien. La contamination est à l’œuvre, l’urine et sang se mêlent, sinon graphiquement du moins mentalement. En urinant sur le personnage à terre, le bourreau lui signifie qu’il n’est plus humain et qu’il ne veut plus qu’il le soit. Signalons en outre l’effet produit par la juxtaposition du jet d’urine et des chairs nues, éléments auxquels s’ajoutent la représentation d’un homme assis sur l’un de ses compagnons de cellule et le fait que le personnage masculin couché sur le sol porte un soutien-gorge. Tout ces signes prolongent sur le plan sexuel l’idée de désintégration identitaire. Ces hommes sont projetés dans une proximité charnelle non souhaitée, l’un d’eux est « déguisé » (par d’autres) en femme, et, dans ce contexte, l’urine semble se confondre avec le sperme, dans un simulacre d’acte sexuel transformé en rite de destruction.

Les thèmes de la perte d’identité, de la souffrance et du pouvoir transparaissent dans chacune des œuvres de la série Abu Ghraib, chaque image mettant en scène des personnages battus, humiliés ou torturés. La récurrence de certains partis-pris formels fait écho à l’omniprésence de ces thèmes. Parmi ces éléments communs, citons notamment le choix de ne pas représenter les visages des bourreaux, procédé métonymique qui implique personnellement le spectateur dans l’image, ou encore l’opposition systématique entre la rigidité des barreaux (signe de pouvoir…) et la profusion de chairs nues, opposition qui souligne le risque d’une altération du corps et renforce l’idée de vulnérabilité et de souffrance.

Toutes ces images relaient une idée centrale : la perte de repère. Cette idée se traduit notamment par la localisation de certaines scènes dans un couloir, lieu du commun et de la rencontre, où les frontières entre le monde des gardiens et celui des prisonniers sont brouillées. Les sévices sont rendus publics et pénètrent ainsi dans la sphère du commun. Cette contamination du commun par l’étrange touche aujourd’hui le monde des médias et en particulier Internet, lieu où les contenus visuels les plus divers se confondent en un flot de données uniformément accessibles. Or contamination et perte de contrôle vont de pair. Ce qui est canalisé ne l’est plus. Comme lorsque les photos des tortures ont été diffusées sur Internet au nez et à la barbe des autorités américaines et en dehors du monopole des médias d’information.

À leur manière, les travaux de Botero consacrés à Abu Ghraib rendent compte de la confusion qui entoure simultanément le contenu et la place des images en tant que supports d’information. Ainsi, aux questions que soulève le contenu de ces images (qui ? où ? comment cela se peut-il ?) s’ajoute une interrogation concernant leur origine. De nombreux commentateurs ont cru reconnaître dans ces peintures et dessins, les photos-trophées prises sur place par les soldats américains 1). Or l’artiste déclare s’être uniquement inspiré d’articles de journaux 2). Le fait que cela nous surprenne est symptomatique d’une tendance à confondre les images entre elles. Ce que rappellent au contraire les œuvres de Botero, c’est qu’une image est toujours un point de vue situé dans un cadre commun d’interprétation, avec lequel il ne se confond pas.

Julien Grandchamp

1) Comme par exemple Christopher Hitchens dans son article intitulé « Abu Ghraib Isn't Guernica », paru le 9 mai 2005 sur le site Slate.com.

2) « Botero insiste sur le fait qu’il ne s’est pas servi de photos comme base pour la réalisation de ses peintures dédiées à Abu Ghraib ; il souligne que toutes ses images découlent de témoignages écrits » précise Mia Fineman dans un article publié le 15 novembre 2006 sur le site Slate.com (traduction libre extraite de « Cartoon Violence – The True Power of Fernando Botero’s Abu Ghraib Paintings », par Mia Fineman, 2006).

Crédits photographiques : « Abu Ghraib 52 » (2005) et « Abu Ghraib 59 » (2005), copyright Fernando Botero, "courtesy Marlborough Gallery, New York".

mercredi, janvier 23, 2008

Critique de film : L'Orphelinat (El Orfanato)

Des portes qui claquent, des planchers qui grincent et des fenêtres qui se brisent, tels sont les principaux ressorts de L’Orphelinat, petit chef d’œuvre de terreur présenté à Cannes au printemps dernier et premier long-métrage réalisé par Juan-Antonio Bayona, un metteur en scène catalan presque inconnu mais plus que prometteur.

Produit par Guillermo del Toro, ce bel objet filmique raconte l’histoire de Laura, une mère de famille qui rachète l’orphelinat où elle a grandi pour le rénover et en faire un foyer destiné à accueillir de jeunes handicapés mentaux. Quelque temps après leur arrivée dans leur nouvelle demeure, Laura et son mari Carlos commencent à s’alarmer devant l'importance grandissante que prennent les amis imaginaires de Simon, leur fils adoptif. A la suite d’une série d’événements inexpliqués qui perturbent de manière inquiétante le quotidien familial, le petit Simon disparaît…


A des années-lumière des dernières productions horrifiques américaines, L’Orphelinat joue la carte de l’épouvante à l’ancienne et réussit brillamment là où la plupart des films U.S. échouent : tenir le spectateur en haleine et le faire sursauter tous les quarts d’heure environ, sous l’effet d'une incontrôlable trouille. A mi-chemin entre le conte fantastique et le drame familial, le film parvient à surprendre tout en se payant le luxe d'une narration qui prend tranquillement son temps. Pas de tortures ni de gore subversif chez Bayona. Pas non plus d’effets numériques clinquants, mais une approche naturaliste du genre qui rappelle le traitement quasi-documentaire de L’Exorciste. Comme dans le film de Friedkin, le récit se concentre sur la souffrance et le combat d’une femme cherchant à tout prix à retrouver son enfant (au sens propre et au sens figuré) et qui en vient à laisser de côté la Raison pour se tourner vers des spécialistes des phénomènes paranormaux. Belén Rueda, magnifique actrice espagnole remarquée dans Mar Adentro prête sa force et la beauté de ses traits au personnage de Laura. Martyre, figure angélique, elle illumine chaque plan de son talent, aux côtés d’un casting au diapason (mention spéciale à Géraldine Chaplin, impériale dans le rôle de la médium), lequel contribue à faire de cette production un drame humain tout autant qu’un film de fantômes.


Humainement touchant, L’Orphelinat est par ailleurs magistralement effrayant. La tension est permanente, suscitée en premier lieu par de lents mouvements de caméra, des éclairages méticuleux et des cadrages qui exploitent au mieux les abysses du hors-champ (puisant ainsi directement dans l’imaginaire du spectateur). Les effets sonores enfoncent le clou et complètent admirablement le dispositif en accompagnant la fébrilité croissante des personnages. La mise en scène de Bayona orchestre élégamment l’ensemble et distille ça et là des indices qui lèvent partiellement le voile sur le mystère, tout en posant de nouvelles énigmes. On joue ici avec les attentes du spectateur mais aussi avec sa culture cinématographique. Car si les portes claquent et les cadavres pleuvent, l’occurrence de ces événements le prend toujours à revers.


Sur le papier, cependant, on se dit que certains éléments narratifs et visuels présents dans le film ont déjà été vus et revus
maintes fois. Au petit jeu des ressemblances entre le nouveau né et ses aînés (en dehors du lien avec L’Exorciste) l’ambiance gothique, l’importance accordée au lien mère-fils, les références à l’univers du conte, le choix d’un orphelinat pour le déroulement de l’action ou encore la mise en scène d’un enfant aux prises avec des fantômes, évoquent ainsi en vrac Les Autres, Le Labyrinthe de Pan, l’Echine du Diable (ce qui fait écho à l’implication de G. del Toro dans le projet), Shining et Poltergeist. Toutefois, ces prestigieuses influences se trouvent ici complètement et intelligemment assimilées grâce au savoir-faire inspiré de Juan-Antonio Bayona.

En dehors de ce bémol de mise (un peu de mesquinerie, ça réveille), et avant de décerner au réalisateur et à son équipe les lauriers qu’ils méritent, peut-être peut-on se demander si les quelques zones d’ombre du script sont, ou non, volontaires. Passés les premiers instants d’euphorie post-visionnage, subsistent ainsi quelques réserves portant sur tel ou tel raccourci inexpliqué. Mais rien de grave et rien, surtout, qui n’amoindrisse le bonheur total d’avoir autant flippé et presque larmoyé devant une œuvre d’une si belle facture. La réputation flatteuse du film (plus de trois millions de spectateurs en Espagne depuis sa sortie en octobre dernier) est ainsi totalement justifiée et on ne peut qu’envier les chanceux qui le verront pour la première fois à sa sortie en France le 5 mars prochain.
Julien Grandchamp

mercredi, janvier 09, 2008

Critique de film : Aliens vs. Predator - Requiem

Second round du match opposant les deux monstres les plus séduisants de l’histoire du cinéma, Aliens vs. Predator - Requiem commence là où finit le film de Paul W.S. Anderson. Les predators venus dans le premier opus chasser dans les profondeurs glacées de l’Antarctique, chargent à bord de leur vaisseau le cadavre d’un des leurs, victime d’un affrontement féroce avec les aliens. Ce qu’ils ignorent, c’est qu’un embryon d’alien se développe dans la dépouille de leur camarade de jeu. En quelques minutes ils sont massacrés et leur vaisseau s’écrase dans une forêt du Colorado, non loin de la petite ville de Gunnison. Alerté par un appel de détresse lancé depuis le vaisseau en perdition, un predator s’apprête à quitter sa planète pour venir faire le ménage sur Terre…

En dépit de l’échec critique d’Alien vs. Predator, la perspective d’une nouvelle confrontation entre ces deux magnifiques bestioles au milieu d’humains médusés et impuissants restait alléchante. Jubilatoire et plaisamment régressif, le concept avait ainsi donné lieu à de belles mais rares empoignades dans le premier film, hélas plombé par un scénario bancal et des décors en carton pâte. L’arrivée de Colin et Greg Strause aux commandes du projet, deux réalisateurs issus des effets spéciaux et auteurs de quelques clips et d’une poignée de courts métrages, semblait pouvoir réanimer l’enthousiasme du public et redonner un peu de sang neuf et de classe à une franchise qui, à peine née, battait déjà de l’aile. Les propos railleurs tenus par les deux frères à l’encontre du film d’Anderson (cf. Mad Movies N°203, page 48) et leur pedigree éclectique suggéraient d’ailleurs une possible bonne surprise, fruit d’une ambition renouvelée et d’un peu de savoir-faire…

Mais une fois devant l’écran, la déception est de taille. Ce qui aurait pu constituer une fresque épique délicieusement primaire s’avère être un bric-à-brac fumeux, dépourvu de tension et d’une impressionnante stupidité. Le film est tellement mauvais qu’on peine à déceler ses maigres qualités. La photographie (splendide), la réutilisation adéquate de pans entiers de la musique et des effets sonores de Predator et quelques scènes sympathiques (notamment celle qui donne à voir le monde des predators) ne suffisent pas à faire oublier l’absurdité des dialogues et les incohérences du scénario. Citons à ce sujet : la manière tout à fait étonnante dont la population (probablement dotée de pouvoirs télépathiques) prend collectivement conscience de l’invasion ; la réaction très sereine de Dallas (Steven Pasquale) quand le shérif lui fait part de la mort atroce de son adjoint ; ou encore la décontraction dont fait preuve le predator quand il prend le temps de dépecer un humain, laissant ainsi entendre que la menace alien n’est plus une priorité du scénario. Ultime déception : les scènes tant attendues de combat entre aliens et predators. Absolument incompréhensibles. De là à parler d’un syndrome Michael Bay

Au-delà de ces écueils scénaristiques, le métrage manque cruellement d'âme. Ainsi, la volonté des frères Strause de revenir aux
sources du mythe ne se traduit guère par une réinvention maîtrisée et personnelle des films précédents. Elle prend plutôt la forme d’une compilation indigeste d’éléments ayant contribué à la réussite des deux franchises. On a donc droit à une sorte d’actualisation systématique de séquences et de motifs emblématiques issus principalement d’Aliens, d’Alien 3 et de Predator : les boyaux poisseux des trois premiers Alien étant ici remplacés par les égouts de la ville ; les space-bidasses d’Aliens par les Rangers venus à la rescousse des habitants de la ville ; et la jungle d’Amérique Centrale dans laquelle la partie de chasse de Predator se déroulait, par une forêt du Colorado ; et ainsi de suite. Evidemment, la liste n’est pas exhaustive.

Outre le spectateur (déçu) et les habitants de Gunnison (massacrés), les principales victimes du film sont les aliens, lesquels passent désormais pour des parasites servant de faire valoir au predator et aux humains. Le film parvient ainsi, dans le prolongement de son prédécesseur, à faire oublier les majestueuses et terrifiantes créatures dont la puissance mythique avait traversé chacun des quatre Alien. Un comble !

"N’en jetez plus" direz-vous ! Et vous aurez raison. Mais devant un tel naufrage cinématographique et compte tenu des ambitions affichées par les réalisateurs, il était nécessaire de consacrer à leur film toute l’attention que celui-ci méritait. Ainsi, quand les deux frères osent cracher sur le premier AVP, on rit bien fort devant tant d’arrogance et de suffisance. Et on se dit que, finalement, même en dépit de défauts majeurs, le film d’Anderson n’était pas si mal.

Julien Grandchamp